BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

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180 - LE CANCRE

Il est là, au fond de la classe, il rêve, il pense, sa tête est pleine de tellement de choses qu'il n'y a pas la place pour le reste et, notamment, pour ce qu'explique le professeur.

Ne pensez pas qu'il est au fond pour s'isoler, pour être seul ou tout simplement pour éviter le Maître, ce serait une erreur. C'est juste que, de sa place, il voit tout, tout le monde mais aussi toutes les fenêtres qui s'ouvrent vers le ciel. Il est le seul, avec le professeur, à avoir une vue d'ensemble sauf que l'un est d'un côté et l'autre, de l'autre.

Je le sais, je ne le sais que trop bien puisque j'étais un cancre. 

Alors il observe, il sent, il devine, il sourit aux petits jeux des élèves, petits trocs, petites combines, copieurs, lécheurs et jean-foutre dans le même sac et, entre deux poèmes qu'il écrit sur son cahier quadrillé, dans les ânonnements d'une déclinaison latine et la torpeur des échines courbées, il se prend pour le Bossu qu'il est en train de lire, où alors le sous-préfet assoupi sous les frondaisons provençales.

Seul le Français l'intéresse et  dans cette seule matière il est au premier rang, enfin pas tout à fait la seule matière puisqu'en musique aussi il est devant. Mais là c'est parce que la prof est jolie. Il est dernier en tout, enfin presqu'en tout puisqu'il sauve les meubles en Histoire et en Géographie mais il est premier, et toujours premier quelque soit l'âge, quand il s'agit de lire ou d'écrire quelques mots dans cette langue qui le berce et le pousse et le ravit.

Son esprit est vif et il sait faire beaucoup de choses que les autres ignorent, faire un feu sous la pluie, chercher des chardons et en manger le cœur au goût d'artichaud, chanter comme Josélito debout sur une banque du tailleur voisin, faires les courses le jeudi pour sa mère et ses amies sans jamais se tromper, réciter par cœur des passages entiers de Daudet ou encore de Vingt mille lieues sous les mers, construire un radeau avec de vieux tonneaux, se battre pour une gamine amoureuse que d'autres, bien nombreux, avaient importunée. Il prit ce jour-là la plus belle peignée de sa vie mais avait conquis un cœur et ça, la conquête d'un cœur, ça ne s'apprend pas à l'école.

Il aimait voir les choses en décalé, le prof de sciences que l'on surnommait Mimosa qui prenait un malin plaisir à décortiquer l'appareil génital de la grenouille tout en observant, un tantinet sadique, la réaction médusée de ses élèves, ou bien encore Moïse, le prof de latin qui se curait le nez à longueur de cours, en faisait une boulette et d'une chiquenaude l'envoyait sur un gosse qui avait mal répondu, des profs d'avant en blouses grises et sacoches de cuir.

Lui était ailleurs tout en étant là et, croyez-moi, cela demande un sacré entraînement cette affaire, mais quand la sonnette retentissait, quand les étourneaux s'éparpillaient, lui retrouvait ses ailes qu'il avait repliées. Il adorait traîner dans les rues de sa ville, respirer des odeurs différentes suivant qu'il passait devant le boulanger, le traiteur ou le torréfacteur. On lui disait bonjour, on le reconnaissait et souvent, très souvent même, il grapillait des bonbons ou un peu de brandade qu'il adorait.

Oui mais voilà c'était le champion des zéros et des heures de colle et lui s'en foutait comme d'une guigne n'ayant que le souci déjà fort entêtant de le dire à sa mère qui ferait ensuite la traduction à son père pour que l'adition soit moins sévère.

Etre cancre c'est, tout jeune, aimer l'art de vivre en ayant la conviction que l'essentiel est ailleurs, dans des bruissements intimes, des découvertes simples, des jours qu'il fallait vivre parce que les jours sont rares n'est-ce pas et qu'ils ont une fin. Et c'est fou comme la vie est bien faite puisque sa "cancrétude", si je puis me permettre, s'arrêtait dès les portes du lycée franchies.

Mais c'est vrai ça ne marchait que dans un sens ce petit miracle.

 

En fait, le cancre, c'est un enfant qui a un regard d'adulte avant que, plus tard, bien plus tard, cela ne devienne un adulte ayant gardé un regard d'enfant.

C'est un poney qui ne trouve pas sa place dans les haras de l'éducation nationale, un petit animal pas encore homme mais qui a, justement, préservé des origines de l'homme ce côté sauvage qui lui permet, plus que d'autres découvertes, d'autres sensations plus rares.

Comme si, non seulement sa tête mais aussi sa peau, avaient besoin de caresses interdites.

Mes lectures et mes voyages personnels me suivaient à l'école, c'étaient mes compagnons, mes potes en quelque sorte, et je ne les partageais pas. Non pas que je ne voulais pas mais parce qu'on ne m'aurait pas compris.

Et, dans la solitude du cancre, une fleur, une autre fleur, pas une rose, pas une orchidée, mais une sorte de pivoine sauvage - vous savez, ce genre de présent que vous fait la nature au détour d'une sente odorante, ou bien encore un pissenlit mais effronté celui-là et goguenard, une fleur qu'on ne voit pas parce que sans valeur aux yeux des autres, enfin quoi une bouture qui vient de nulle part et qui cherche elle aussi son soleil.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



05/11/2018
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