BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

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125 - LE VIEIL HOMME ET LA MER

Le bleu était partout et la Méditerranée ondulait doucement comme un balancement de hanches de femme que ne cesse jamais, ensorcelant et lancinant .

La mer se faisait douce, attirante, presque renaissante comme si elle se réveillait de sa nuit aux vies parallèles.

Il était très tôt en ce matin d'été, et je me sentais nauséeux sur cette vieille barcasse que pilotait le vieil homme et qui nous emmenait au large de la pointe des Oursinières avec, au bout dans sa solitude monacale, Porquerolles en point de mire.

Nos lignes étaient prêtes, les piades - barbarisme local du bernard l'hermite -  extraites de leurs coquilles, s'enroulaient entre elles pour échapper à leur destin d'appâts et, dans le sillage que nous laissions, des mouettes chassaient dans de grands cris de commères effarouchées.

Très vite l'air, la vue et la beauté de la rade de Toulon, les embruns qui aspergeaient ma tête, l'odeur, cette odeur inoubliable d'iode marine si prenante quand on est en mer, me remirent d'aplomb malgré ma nuit de fou et cette heure de lever si peu catholique pour le vacancier que j'étais.

Le vieil homme était heureux dans son short d'un autre âge et ses cheveux blancs, qui lui faisaient comme une couronne d'ange, se libéraient au vent, le rendant plus jeune, comme un gamin qui avait vieilli trop vite.

Je le regardais, vraiment je le regardais, sachant que ce serait une des dernières balades en mer car son âge l'obligeait de plus en plus à rester à quai, dans tous les sens du terme.

De fait, ce fut la dernière.

 

Il avait eu une vie d'avant, une vie toute en travail et en réussite, fondant, avec une femme aux yeux éternels, une famille qu'il ne cessa de protéger toute son existence, les aidant, les assistant, les aimant et, surtout, les dotant financièrement pour leurs vies entières.

Il était devenu "quelqu'un ", une sorte de patriarche habitant une grande et belle maison entourée de celles de ses enfants et chaque année, à Noël, en été, pour un anniversaire ou pour le plaisir, il réunissait tout son monde dans des agapes d'un autre monde.

Il ne vivait que pour ça, ne respirait que pour ça, ayant construit pour transmettre.

Oh ! Bien sûr il avait son caractère, mais justement, le "caractère" n'est-il pas le signe des grands ?

Il mourut presque centenaire, ne supportant pas le départ de sa femme un an plus tôt.

Mais voyez-vous ce qui me heurta, ce qui me choqua, c'est qu'on l'avait reclus dans une maison de retraite, isolé, loin des siens, comme un pantin inutile alors qu'il avait toute sa tête, lui qui, toute sa vie avait fait attention à ce que chacun vive bien.

Ce qui me hérissa plus encore, c'est qu'à sa mort, "on" brada rapidement sa maison, celle de tous les souvenirs, "on" dispersa, en jetant souvent tout ce qui fit sa mémoire, tous ses grigris qui faisaient que c'était lui, lui et pas un autre.

 

La mer se fait femme ce matin dans la douceur de ses clapotis comme est doux son regard bleu et, dans le roulis de la barque, nous envoyons nos lignes en comptant les girelles et les sars qui se sont pris d'amour pour nous. D'autres pêcheurs sont arrivés, on se hèle, on se compare, on râle, on rigole, on est sacrément heureux d'être là, seuls avec le ciel pour témoin et notre Méditerranée comme amante voluptueuse, oui on est heureux, déguenillés et mal rasés, mais avec l'élégance des gueux qui n'ont que leur bonheur simple en partage.

Le seau se remplit, le soleil devient chaud, les ferries pour la Corse partent au large, envoyant des rafales de largades qui nous font tanguer, alors que la mer se pare d'un patchwork de voiles éphémères.

Il est temps de rentrer, il est temps de caler dans ma tête ma dernière solitude avec lui.

Et au fur et à mesure que nous revenons vers les cabanons qui s'étreignent comme des amoureux dans notre calanque pentue, alors que j'enroule les lignes, que je nettoie les seaux et que je range le matériel, je vois ses yeux s'abimer dans la contemplation de ce qui fut son refuge et dont il sait qu'il ne le reverra plus.

 

Cette histoire n'a pas de morale, la "morale" vous savez n'existe jamais sauf pour les petits enfants afin de les tenir sages.

C'est juste un témoignage, mon témoignage sur l'inconséquence des êtres et leurs petites misères quand, vivant auprès de géants, ils se comportent en "petits", oubliant dans la fureur des années qui passent, ceux qui les avaient haussés vers ce qu'ils n'auraient jamais pu atteindre.

C'est aussi un exemple, celui de la vie qui broie et roule les galets que nous sommes.

Vivre maintenant et ne jamais penser à la suite, car la "suite" n'est jamais celle que l'on croit et que l'on espère.

Jamais, au risque de mal vivre.



25/06/2017
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