153 - JE N'ECOUTERAI PLUS PACHELBEL
Je n'aurais pas dû, non, je n'aurais pas dû.
Du moins pas comme ça, pas seul, pas la nuit avec un temps de chien au-dehors et cette musique que j'avais mise, que j'aimais et qui me rappelait tant et tant de choses du temps de mes vingt ans.
J'écoutais le "Canon" de Pachelbel, je relisais des notes, des mots, des phrases quand, traversant ma pièce je suis allé fumer une cigarette près d'un autre bureau où j'avais éparpillé des photos, des centaines de photos dont certaines avaient glissé et jonchaient le parquet.
C'est en les ramassant que tout a commencé.
Ce fut un retour vers le passé, une plongée dans le monde d'avant et je me suis laissé couler, seul, poussé par la litanies des violons et ce mouvement musical répété et répété encore comme chaque image que je voyais, chaque instantané, l'un après l'autre, chaque sourire, chaque regard, chaque mort.
Je me suis assis, j'ai balancé ma main au hasard vers ces petites choses qui prenaient tant de place et j'ai ressenti au plus profond de moi une sorte de désespérance, un vide si profond que mes mains en tremblaient.
Des moments de joies rayés, des baisers effacés, des parents, des amis, des gens, des voisins, d'autres gens, morts et pourtant si vivants, là, devant moi, comme un message muet et cette impression tenace, si tenace, de les voir s'éloigner un peu plus encore...
Des maisons disparues ou abattues, des voitures de riches et des voitures de pauvres, ma mère jeune, belle, blonde, mon père fin, intelligent, planté devant un avion dans un désert africain, des oncles, des tantes et ma grand-mère paternelle dont j'ai les yeux et la sensibilité mais aussi tout le reste d'ailleurs, petit homme issu d'une femme secrète, des gosses de mon âge dans la rue, des gamins de Doisneau, et des morts, des morts par dizaines, des morts aimés, touchés, caressés là, devant moi qui parfois passe un doigt sur un visage comme pour revivre un peu ce que je n'ai pas su vivre et dire.
Un mélange de noir et blanc et de couleurs avait ancré ma nuit chez mes morts-vivants.
Alors je me suis levé, j'ai arrêté les violons et parce que je voulais aller au bout de moi-même j'ai écouté Cohen et son "You want it darker", ultime chanson du poète.
Et là j'ai compris, j'ai compris que j'entrais dans le dernier carré et que, dans ce tournoi de la vie, je devenais le prochain de la liste, celui qui, parce qu'il était toujours vivant, protégeait ceux qui le suivaient. J'ai compris que ma résistance était leur résistance. J'ai compris à en hurler que ces disparus étalés sur la table me manquaient comme jamais ils ne m'avaient manqué. J'ai compris que j'avais fait beaucoup de chemin, beaucoup et qu'au bout du chemin je serais moi aussi une photo que l'on regarderait avec des larmes dans les yeux.
Mais, comme j'ai la force d'être chevillée dans ma tête, comme rugissent chez moi les plaisirs de la vie, j'ai affiché sur mon écran la page qui s'ouvre quand je mets mon ordinateur en route. Je l'ai fait non pas par bravade, grand Dieu, on ne brave pas la camarde, on l'apprivoise, mais je l'ai fait pour elles, deux petits oiseaux aux couleurs bien différentes, deux petites filles qui me sont tombées du ciel et dont les sourires et les rires, les jeux et les bouderies, les caresses et les baisers me transfigurent mieux que n'importe quelle annonce faite à Marie.
Et puis, parce que je suis un écorché, parce que mes intuitions ont toujours eu chez moi le dernier mot, parce que mon ordinateur était allumé, parce que j'ai mis Mozart et son Don Giovanni, parce que le génie m'a toujours fait frémir, parce que j'avais toute la nuit pour royaume, j'ai aligné mes mots en ordre de bataille et j'ai écrit cette note comme l'on jette une bouteille à la mer.
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