BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

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169 - UNE BOUTEILLE A LA MER

La petite fille est en face de moi, elle a douze ans, va rentrer en quatrième, est la meilleure de sa classe, une classe dite de "doués", elle est toute mignonne avec son sourire de Joconde et ses cheveux raccourcis aux épaules, elle pianote sur son smartphone à la même vitesse que je fuyais les cours de maths, non je rigole, elle va plus vite encore, elle a grandi, se transforme, et dans son corps et dans sa tête les choses se bousculent.

On discute, on parle, elle me regarde comme une espèce disparue, une sorte de momie savante dont elle pense qu'elle sait tout alors que, plus j'avance et plus je sais que ne sais rien.

Derrière elle, une autre enfant, plus petite, même pas six ans et qui fait défiler des images sur un autre smartphone comme si cet objet avait été fait pour elle, était né avec elle, gamine intelligente, très éveillée pour ne pas dire en avance, n'aimant pas l'école mais la meilleure aussi dans sa classe.

L'une après l'autre elles me font la leçon et se moquent gentiment de moi avec mes livres, mes CD et mes vieux disques en vinyle, elles sont presque maternelles me grondant devant mon incompétence et mes gros doigts qui tapent deux touchent à la fois.

Nous respirons le même air, nous nous aimons comme cela n'est pas possible et je sens, là, comme un con, une sorte de dérive des continents, l'abandon d'une terre, une voile qui s'éloigne.

 

Alors, parce que je suis un vieux chenapan, parce que j'ai des doutes aussi sur cet "enseignement", parce que c'est à la maison qu'elles puisent d'autres connaissances, j'ai posé une question à la plus grande :

- Connais-tu le Chevalier Bayard ?

- Euh ! Non me répond-elle

- Et Duguesclin ?

- Non plus.

- Et Charles Martel, Philippe le Bel, Bouvines, Gergovie ?

- Non plus.

Là, je me suis arrêté, j'étais sonné.

Alors je lui ai parlé d'Histoire, son Histoire, celle de ses parents, de ses anciens, de ceux d'avant, j'ai fait ce boulot de mémoire qui, pour des raisons œcuméniques et honteuses, ne se fait plus à l'école. Et, quand j'ai demandé à la petite fille ce qu'elle apprenait en classe, elle me parla "société", "sociétal", "relations" , "monde", enfin quoi plein de mots creux et d'autres que je préfère taire, tout cela enfoncé à coups de marteau pilon.

Et puis je lui ai dit autre chose encore, je lui ai dit que l'agneau a besoin du lait de sa mère, que le petit lion a besoin du lait de sa mère et même la Princesse des neiges a eu besoin du lait de sa mère et que son Histoire, cette putain d'Histoire que l'on tait maintenant est le lait de sa vie.

Bon, c'est vrai, j'ai pas dit "putain" !

 

Le soir, dans ma caverne d'ermite, j'ai pioché un livre, un vieux bouquin broché de chez Fayard, l'Histoire de France racontée par Pierre Miquel.

J'ai fait une dédicace à l'encre bleue, un truc simple, tout simple, un truc qu'elle relira plus grande, plus tard, après que j'ai rejoint mes troubadours et mes Dames de Cour.

Une bouteille à la mer dans cet océan de fureur dont les vagues sont mortelles et paraissent inévitables.



07/07/2018
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