BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

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17 - MAIS BON DIEU, VIVEZ TANT QUE VOUS LE POUVEZ ENCORE !

Cette histoire, cela faisait longtemps, très longtemps que je voulais l'écrire.

J'attendais qu'elle "sédimente", j'attendais qu'elle imprègne totalement ma mémoire. En fait j'attendais le moment où, enfin, elle franchirait les barrières de mes pudeurs.

 

Ils sont là, tous les deux assis chacun face à l'autre.

Par la porte fenêtre ouverte de ce petit appartement au deuxième étage de la maison de retraite ils peuvent voir les collines Bas-Alpines couvertes de chênes verts. Deux petits lits côte à côte, une table et deux chaises, deux fauteuils, une télévision, une salle de bain minuscule, une armoire et une sorte de coin cuisine...voilà leur dernier univers, la dernière gare où ils sont descendus, du moins où on les a fait descendre.

Ils sont là, accrochés par les yeux et les deux cents ans ou presque de ces deux vies cumulées ne les empêchent pas de prendre des nouvelles de chaque visiteur qui vient, un peu emprunté, pour s'assurer que..."tout va bien", le regard braqué sur la montre et le sourire obligatoire collé sur le visage.

Elle n'a connu que lui et lui n'a aimé qu'elle même si, du temps de sa jeunesse ou celui de sa notoriété, il prenait quelques acomptes quand il rencontrait une femme bien trop accueillante.

Ils s'étaient connus si jeunes et il y a si longtemps, du temps où le siècle - pas celui-ci bien sûr mais l'autre - naissait à peine, du temps où le temps prenait son temps, où le pas du cheval rythmait le travail du sillon. Ils avaient "grandi" ensemble, elle faisant des enfants et lui gagnant ses galons qui leur donneraient l'aisance et une grande maison. Ils avaient connu les voyages, les réceptions, les soirées à Paris en smoking et robe longue, ils avaient investi, aidé les enfants, petits enfants et jusqu'à certains amis. Ils avaient table ouverte avec champagne et whisky à profusion. Ils avaient des voitures confortables et que l'on reconnaissait dans les rues de la petite ville.

Et le temps passait, entrecoupé des réunions de famille, joyeuses, chahuteuses sous les platanes de l'an mille en été et dans la grande salle à manger en hiver où les noëls vous faisaient des gueules rubicondes. Ils aimaient la mer par contraste avec ce pays rude de Haute Provence qui les avait vus naître. Et là, dans ces cabanons du côté de Toulon, ils revenaient aux sources dans la simplicité si douce du pastis, des olives noires, de la pétanque et des girelles royales.

Je la revois, elle, si petite avec des yeux si bleus et si limpides qu'on lui voyait son âme quand elle souriait. Et lui massif, un peu voûté sur la fin, mais toujours décisif dans ses commandements et tellement, tellement à l'écoute des autres.

J'ai sous les yeux des photos jaunies, des photos de cette famille qui m'a adopté, moi le gamin du Rhône venu s'échouer là pour les beaux yeux si grands d'une brune des plateaux de lavandes.

Je les revois dans leurs dernières années jouant tous les deux aux cartes et elle disant à la cantonade "on m'empêche de jouer" signifiant ainsi qu'elle perdait encore devant les atouts vainqueurs de son diable de mari alors qu'il sifflote doucement. Parce qu'il siffle à tous moments, tout le temps comme si sa vie n'était qu'une simple déclinaison de moments heureux.

 

Et je les ai revus ensemble, une dernière fois, dans cette pièce dont je viens de parler, dans cette maison que les enfants, leurs vieux enfants, ont choisi pour eux afin qu'ils soient "mieux" et qu'eux-mêmes soient lâchement soulagés. C'était deux bateaux ivres qui ne comprenaient pas ce qu'ils foutaient là, deux coquilles de noix qui se soutenaient par le regard, craignant que l'un atteigne le port avant l'autre. Et c'est ce qui se produisit, elle lâchant la rampe la première comme pour lui montrer le chemin et lui se hissant quelques mois encore en premier d'une cordée vide, cherchant désespérément sa compagne qui l'avait toujours suivi et qui l'avait laissé seul, perdu parce que sans elle.

 

Alors cette histoire d'une vie - parce que même à deux c'est l'histoire d'une vie n'est-ce-pas - revient régulièrement cogner au seuil de ma mémoire. Elle me parle de l'amour car elle n'est qu'amour immense mais elle me dit aussi que nous vivons entre guillemets.

Et si vous saviez comme je hais ces putains de guillemets quand ils vous coupent en deux.



25/11/2014
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