BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

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174 - VIVRE LES SENS

Les jours s'encastrent les uns derrière les autres pour finir dans le gousset des années.

Et les années se suivent dans la chute des siècles.

On meurt c'est une certitude, mais vit-on réellement ? Ne confondons nous donc pas le fait de respirer, et celui de jouir ? En d'autres mots, moins abrupts peut-être, profitons-nous réellement de ce dont la nature nous a généreusement pourvus ?

Les sens, au fond, sont le trait d'union entre notre animalité et notre cérébralité, et nous nous comportons généralement de façon policée, façonnés que nous sommes par des siècles et des siècles de "paraître" perdant ainsi le substantifique plaisir du "ressenti", de l'intuition et de l'éveil permanent. Je devrais dire de la veille de vie permanente.

 

Je vois et avec mes yeux je vis.

Je bouffe avec ma vue, j'emmagasine des images, je stocke tout, des traces de pas sur une plage aux mots écrits sur une page ; d'un balancé de hanches de femme aux lents remous de la Garonne ; d'un sourire de gamine à la mèche de cheveux rebelle aux contours des tours d'une cathédrale. Mon regard est perçant, il englobe, déshabille, se nourrit mais surtout il est grand angle, jusque dans les coins mineurs.

C'est avec les yeux que j'écris.

 

Je sens et parce que je sens, je sais.

Je m'énivre d'odeurs et j'en garde leur souvenir, celle d'une montée méditerranéenne un soir de pluie, celle du parfum d'un corps reconnu des années après, des traces olfactives que j'émiette dans ma mémoire qu'elles soient culinaires, végétales ou durement réelles, des fragrances qui m'emportent et me laissent pantois quand, arrivant sans prévenir, les larmes me montent aux yeux.

C'est parce qu'elles existent que j'écris.

 

J'entends, mais j'entends aussi les silences.

Vous savez ces moments suspendus que l'on tait, par pudeur, par bêtise aussi, par honte parfois. J'entends plus que la vague mais le fond mouvant qui la soulève, j'entends plus que le vent mais la cloche qui tinte derrière et derrière elle encore le bruissement des feuilles qui gémissent de plaisir ; j'entends des mots chuchotés à mon oreille, jolis mots et mots définitifs ; j'entends des cris, le cri et d'autres rires encore.

C'est parce que j'écoute que j'écris.

 

Je goûte et je goûte sans limites.

Je savoure, je prise, je me délecte, je déguste l'eau de pluie comme je croque la terre, je suçote un brin de lavande comme les lèvres d'une femme. Je suis un ogre gourmet et fais ripaille des banquets que m'offrent les jours. Je vais aux saturnales bucoliques, je suis Pantagruel et Brantôme et m'abandonne, ravi au miel qui coule dans ma gorge affamée.

C'est parce que j'ai faim de vie que j'écris.

 

Et puis, à la fin de l'envoi je touche.

Je caresse, je découvre, je soupçonne, je pars à l'aventure et godille mon esquif sur un océan tactile. Je me roule par terre, j'ouvre mes mains et sens sous mes doigts tendus le contact éphémère des êtres et des choses. Je mourrai les mains ouvertes pour le cas où, dans l'au-delà, je rencontre un ange qui saura m'accueillir comme il convient, en me baisant et les lèvres et le front.

C'est parce que je frôle et glisse et enlace que j'écris.

 

Je ne suis que sens et je ressens les écorchures, je vis mille vies dans mes veines qui saignent, comme coule la sève d'un arbre que l'on a blessé. Je galère, je me cogne, je m'emporte et me calme, et recommence encore et encore, extasié de vivre, gonflant les voiles de ma vieille barcasse pour que jusqu'au bout elle ne chavire pas.

Et puis viendra le temps où, de moi-même, je ferai un trou dans sa coque usée. Au fond de moi, là, tout près du cœur, je sais bien que tout passe quand, de guerre lasse, on se sent le dernier des Mohicans.

Même les fous d'amour meurent d'amour.

 



08/09/2018
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