176 - LA FRONTIERE
Il y a quelques années j'étais sur un bateau, un gros bateau quand, au loin, en pleine mer, une gigantesque barrière de brume s'est élevée, masquant ainsi notre route.
C'est la même image qui s'agite devant mes yeux aujourd'hui.
Sauf que les années ont remplacé la brume et que la "barrière" est celle d'un anniversaire qui se précise dans quelques mois et qui fera de ma pomme pas encore ridée un septuagénaire bon teint.
J'ai toujours, toujours, considéré cet âge comme une frontière, une sorte de no man's land hypothétique, mon père ayant cassé sa pipe à 75 ans - le record - son frère, mon oncle, à un peu plus de 72 ans et mon grand-père paternel à 71 ans passés. C'est véritablement dans ma famille une zone désertique où s'aventurer c'est le faire sur la pointe des pieds.
Or, en ce qui me concerne, ayant le pied lourd mais l'esprit léger ce n'est pas la mort en soi qui me fait frémir, je n'en ai pas peur et suis même curieux ( au contraire dirais-je en fanfaronnant connaîtrai-je ainsi l'arrière du miroir, si beau miroir ) mais bel et bien l'ahurissement qui est le mien en voyant ce qu'est devenu le gamin qui galope encore dans ma tête.
L'âge au fond est une pantalonnade.
Probablement c'est une foutaise.
Plus sûrement c'est un billet de mille qui, à chaque année qui passe, s'envole de mon gousset. Bon, je sais, je suis riche d'imagination, de vie, de sens, de tout quoi et le sang qui coule dans mon grand corps malade a le bouillonnement d'une jeune rivière alpestre, mais il n'en reste pas moins vrai que les secondes s'égrènent et que je ne suis pas assez Petit Poucet pour retrouver mon chemin quand l'Ogre décidera de son repas.
Putain d'ogre !
Oh ! En soi ce n'est pas respirer qui m'importe mais plutôt vivre et ce n'est pas la même chose, même si certaines odeurs me sont nécessaires.
Je suis un boulimique gourmet, je trie, je goûte, je tâte, j'approche, j'essaie et ma curiosité est sans cesse sur le qui vive, je suis toujours en veille, toujours étonné, souvent déçu, jamais rebuté et l'espoir, ce si joli mot d'espoir a remplacé en moi ma première dent de lait quand cette couillonne est tombée contre une pincée de bonbons et quelques centimes qu'une souris maline lui a achetée.
Entendre le bruit d'un train la nuit, une ondée qui s'annonce, un zeste de gazouillis ou l'accent de mon pays me fait frémir. Voir le copieux balancé d'une femme, un sourire adouci de petite fille, un affaissement de côteau fatigué de ses fleurs me laisse pantois. Enfin, vous le savez que je crève de vivre !
Et c'est là où je râle.
Je finis un livre et je me demande si je pourrai le rouvrir un jour, je serre une main, je caresse une peau et je me demande si ce n'est qu'un aurevoir plutôt qu'un "au revoir" ce qui, là aussi, n'est pas la même chose l'un s'assimilant à un adieu quand l'autre veut dire "à une autre fois" .
Cette frontière dont je parle m'oblige.
Je suis encore plus zinzin, plus con, plus fou, plus tout. Comment dire, quitte à crever autant que ce soit la bouche pleine au cas où, dans l'au-delà, il n'y ait pas d'aire de détente avec des toboggans pour faire le zouave. Le problème c'est que la mort c'est un peu comme Easy Jet, on n'emporte pas de bagages en cabine, sinon vous comprenez bien que je m'embarquerais avec Mozart, Voltaire, Giono, d'Ormesson et quelques autres.
Alors, avant cet aller simple, je ne fais pas du surplace ayant toujours quinze, seize ou vingt ans. Je baguenaude, j'entrouvre, je furète, j'explore, je fouine, me perds et me retrouve, ris et ripaille au banquet de la création.
Et dans ma tête je vous dis pas c'est une sacrée drôle de fête au bal du comte d'Orgel !
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