183 - LE PARTAGE DES EAUX
C'est un endroit mélancolique, hors du temps à quelques encablures de chez moi, vraiment quelques encablures.
Je n'y vais qu'en hiver et là, seul au monde, je communie avec le lieu mais aussi avec mes souvenirs.
Je n'y vais qu'en hiver parce que les touristes ont déserté et l'espace alors m'appartient.
Généralement bedonnants, à moitié nus et souvent vulgaires ils n'aiment pas les sites dépourvus de camping-cars et de caravanes où ils peuvent se regrouper.
On est au pied de la Montagne Noire entre Toulouse et Carcassonne et ici, il y a bien longtemps un homme, Pierre-Paul Riquet, trouva après moultes recherches et maintes équipées cavalières le fameux partage des eaux, les unes dévalant vers la Garonne et, plus loin, l'Atlantique, les autres vers la Méditerranée.
C'est le seuil de Naurouze.
C'est le poumon du Canal du Midi.
C'est un carré de terre magique où des dizaines et des dizaines de platanes cachent les rigoles alimentant les bassins, eux mêmes régulant à petite vitesse les eaux vertes du canal.
Je suis seul, absolument seul dans ces sentiers couverts de feuilles ocres qui se froissent sous mes pas et, à chaque fois que je parcours ces allées, je ne peux m'empêcher de penser à mon père, à notre dernière balade, là, en plein froid, frissonnant dans un sourire qui n'appartenait qu'à lui, heureux de nos silences mais aussi d'une complicité qui fut bien rare entre nous. Trois mois après, trois petits mois de misère, l'ont embarqué à jamais.
Le partage des eaux vous dis-je....
Alors je lui parle, je lui dis tout ce que je n'ai pas dit et tout ce que j'aurais dû lui dire, qu'il me manque, qu'il me manque foutrement même alors que je vais bientôt arriver dans ces âges qu'il côtoyait sans s'être aperçu qu'il avait vieilli si vite, je regrette des mots, des situations, des gestes et, quand je viens là, dans cet endroit si calme et si chargé d'histoire, c'est comme si nous continuions, ensemble, une conversation interrompue.
Au loin, à l'orée des broussailles qui envahissent un vieux moulin à aube désactivé depuis longtemps, un lièvre est à l'arrêt et m'observe, en alerte. Il est fin, beau, merveilleusement libre et je vois ses oreilles qui s'agitent à l'écoute du vent. Plus loin encore, sur la nationale 113, un camion change de vitesse dans un grognement de verrat.
Je reprends ma marche, arrive jusqu'au canal, à son point d'équilibre. Là un bief un peu plus large que les autres disperse ses eaux d'un côté ou de l'autre. Je fais quelques pas sur le versant méditerranéen et me pose sur un petit tertre surmonté d'une croix.
Le ciel est plombé, uniformément gris, il est vide de vie, vide des jours heureux, vide de sa présence. Je prends quelques cailloux, un peu de terre, j'ai toujours besoin de toucher la terre, et les balance dans les joncs et les bulbes d'iris qui poussent sur les rives. Quelques gloussements, quelques ébrouements et je sais qu'ils sont là, planqués sous la verdure froide. Le canal du midi ne serait pas le canal s'il n'y avait toute une population attendant des jours meilleurs, colverts, ragondins, poules d'eau sans parler des cygnes ou autres hérons cendrés qui nichent aux alentours.
Comme souvent quand je suis dans cet état de repli sur moi-même, des mots, des pensées foisonnent dans ma tête, c'est un alanguissement qui se répand, alanguissement le prolongement de languir n'est-ce pas....Toujours cette forme de partage des eaux, moi si vivant et le regret et le manque de ceux qui ne sont plus là.
Puis je reprends ma route, je veux dire que je me force.
La vie au fond qu'est-ce, si ce n'est une forme d'amputation permanente, récurrente comme si, au bord de la tombe, il ne restait plus rien de nous au moment de basculer, mutilés que nous sommes de ceux qui sont partis.
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