BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

201 - UN MOMENT D'AMOUR

Gare de Béziers, fin juin 1966, j'ai tout juste dix-sept ans et mes parents qui m'accompagnent n'en mènent pas large même si tout le monde sourit et que ma mère trouve encore le moyen d'arranger le col de ma chemise.

Je pars seul pour Cuenca, via Madrid, changements à Portbou et Barcelone, puis le car de Madrid à Cuenca. Ma famille, père, mère, oncle et tante ont décidé que le cancre devait au moins accrocher une matière supplémentaire à un arc dépourvu de flèches à part le français bien sûr, seule matière solide. Et l'espagnol en tant que seconde langue vivante parait toute indiqué.

Je suis insouciant, heureux, libre et je vais voir du pays.

Mais je ne savais pas que ces semaines passées là-bas feraient partie des grands virages de ma vie.

 

A la frontière de Portbou nous changeons de train, l'écartement des rails de la Renfe n'a rien à voir avec ceux de la SNCF.

A Barcelone la nuit tombe et ma correspondance pour Madrid est reportée au lendemain  suite à un accident sur le parcours qui est coupé. Ici, en Espagne la voie est unique et les croisements de trains se font à des endroits précis. Sauf que là ce ne fut pas le cas. Des morts parait-il et beaucoup de blessés.

Je suis planté devant la gare avec mon sac sur l'épaule, bruits, musiques, odeurs, gens pressés et cette incomparable douceur de l'air catalane. Je pourrais me mettre sur un banc et attendre, là, que le temps passe, j'ai mes bouquins - j'ai toujours mes bouquins -, j'ai un peu d'argent mais j'ai faim de voir, découvrir, sentir. Alors je me balade, je regarde, je bois un jugo de Naranja à la terrasse d'un café illuminé et baguenaude encore, le nez au vent. La nuit s'est installée et je me plante dans le choix d'un hôtel. Des femmes de partout qui rient, m'apostrophent. Alors je rentre, prends un chambre qui ne ferme pas à clés, cale une chaise sous la poignée et passe ma nuit à écouter les râles et les soupirs de cet hôtel de passes. Je pense à Hemingway, je pense à Faulkner et je rigole en douce de la tête que feraient mes parents s'ils me savaient là !

Le lendemain le train pour Madrid part à l'heure mais par un autre chemin.

Marmailles espagnoles, femmes brunes et sombres, hommes aux cigarettes coincées aux creux des lèvres, odeur d'ail et d'oignons quand c'est l'heure de manger. Ces gens-là sont merveilleux, partageurs et je vis.

A Atocha, la gare de Madrid, je rejoins le point de ralliement. Nous sommes une trentaine qui débarquons de toute l'Europe et l'autocar met des heures et des heures à rejoindre Cuenca.

 

Cuenca c'est une oasis au milieu de la Mancha, un bijou de fraîcheur et de verdure entouré de plateaux arides aux châteaux moyenâgeux, pays de Don Quichotte et de Rossinantes efflanquées.

Je suis littéralement émerveillé, je le suis d'autant plus qu'en descendant du bus,  me cassant la figure, c'est un "oh ! My God" que j'entendis.

Et là je suis tombé amoureux pour la première fois de ma vie.

Je ne parlais pas anglais, elle ne parlait pas français, il nous restait l'espagnol et les mains, et les yeux et nos bouches...

Drôle d'histoire que cette histoire car elle était bien plus vieille que moi, fiancée de surcroit, prête à devenir prof d'espagnol dans son pays de brumes. Mais voilà, j'avais dix-sept ans, les yeux bleus, les cheveux blonds et j'étais tenace.

Elle voulait juste flirter. Nous "flirtâmes" donc quarante huit heures.

Après c'est plus personnel, viscéralement caché au creux de mes mémoires.

J'ai découvert avec elle - et je l'ai maintes fois vérifié - que les femmes ont une façon tout à fait personnelle de conjuguer le verbe aimer. J'ai aussi découvert à cette époque-là, et j'ai toujours veillé à rester en "alerte"- qu'il y a des embranchements dans la vie qu'il ne faut pas rater.

 

Je fis de sacrés progrès dans la langue de Cervantes, j'obtins mon premier diplôme d'espagnol "the finger in the nose" comme il me le fut dit à l'époque, j'avais un peu plus vieilli, mon regard n'était plus tout à fait le même, mes épaules s'étaient un peu plus agrandies et j'avançais un peu plus dans la compréhension des femmes.

J'avais dix-sept ans, j'avais la vie entière devant moi et, c'est fou à dire, ça n'a toujours pas changé.



14/04/2019
2 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au site

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 48 autres membres