BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

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44 - PIERRE

Je n'aurais jamais imaginé te parler comme je te parle aujourd'hui.

Non, je ne l'aurais jamais imaginé même si la vie, dans sa tortueuse imbécillité, se joue de la logique des sentiments.

Et cette putain de vie mon vieux, nous l'avons tellement découpée en tranches dans nos soirées d'étudiants que j'en étais arrivé à oublier qu'il pouvait rester des pépins si amers qu'ils vous pétaient sous la dent à vous exploser la cervelle !

Je sais pourquoi, un jour de septembre 1970, sous un préau d'un lycée d'Orange, je fus attiré par toi comme une planète éclairée d'un côté et qui trouve sa lumière pour fertiliser son autre face.

Ce fut le début de notre histoire et nos intelligences ce jour-là rencontrèrent le duelliste nécessaire à nos étincelles cérébrales.

Car tu étais ainsi, aimant les mots, jouant avec eux et cherchant dans le sens trouble et équivoque des phrases l'alchimie d'or qui les emboîterait dans l'exactitude de nos pensées.

Aujourd'hui Pierre, notre opposition sur "l'acquit de conscience" qui nous propulsa pendant des nuits et des nuits autour de verres toujours vides n'a pas fini de m'interpeller et je n'imaginais pas, non je n'imaginais pas dialoguer tout seul sans toi qui m'accompagnais depuis si longtemps.

Je t'ai suivi tout au long de notre vie, te regardant faire et défaire les épisodes de ton existence comme si, interloqué, ton cerveau était d'un autre monde.

Tu étais toujours devant et quelquefois si loin que même ceux qui t'aimaient avaient du mal à te suivre. Alors ils perdaient ta trace, essoufflés qu'ils étaient de courir après toi qui ne les attendais plus.

Urgence.

Peut-être.

Prescience sûrement.

Mais je sais quelque chose que j'ai perçu à travers toi, c'est que nous devrions tous savoir entendre la musique sourde qui s'échappe de l'âme des écorchés vifs, de ceux qui précisément savent tutoyer le génie là où nous ne voyons que lubies et passades folles, alors que ce ne sont justement que révoltes pour faire reculer les ténèbres.

Tes yeux bleus se répandaient sur les choses et les gens avec une ironie triste et désolée et tu souffrais je sais, tu souffrais de voir tous ces moutons se jeter de la montagne. Alors, désabusé, ton sourire merveilleux éclairant ton visage et gardant pour toi tes visions de clown triste, tu leur tournais le dos en fredonnant Brassens.

Et le Gorille t'allait bien, toi qui avais su kidnapper dans notre jungle urbaine une brune amoureuse et patiente de tes envies de grand large.

Ce fut ta chance.

Ce fut aussi la mienne car que serais-tu devenu sans elle ?

Vers quel rivage te serais-tu échoué et moi te perdre comme les amoureuses de Rimbaud qui ouvraient des bazars et des bordels en Afrique pour le sauver du mal ?

J'ai en mémoire tant de souvenirs, tant de photos froissées d'être regardées et que tu éclaires de ta présence !

Deux surgissent et s'imposent comme les bras d'une croix.

D'abord cet espace en pente douce un soir d'hiver bleu au cœur de l'enclave. Nous sommes seuls toi et moi.

Et ton chien aux couleurs fauves qui marque la truffe.

Ta vieille canadienne trop grande te fait une tête de piaf.

Dans tes mains jointes tu respires la terre d'où surgit un diamant que tu me tends en silence.

Odeur du bois qui brûle dans la ferme voisine, brume qui s'installe pour une nuit glaciale, une petite cloche quelque part, solitaire et fragile.

Et ton regard alors, et ton sourire !

Nous avions un peu plus de vingt ans.

Ensuite plus tard, beaucoup plus tard, la dernière fois où nous marcherons ensemble.

Mais nous ne le savions pas.

Du moins nous ne voulions pas le croire même si ta maladie te flinguait bien mieux qu'un tueur de la mafia.

Le Rhône.

Le mauvais Rhône d'hiver boueux et tourbillonnant avec en face le palais des Papes et les corbeaux curieux, les pies qui gueulent et la tour Philippe le Bel que caresse un mauvais soleil avare.

Nos souliers roulent sur les galets traîtres et le mistral qui se lève  emporte les poussières vicieuses, là-bas, du côté de la Barthelasse.

Et toi qui me dis que c'est la fin.

Et moi qui te réponds que depuis le début c'est la fin, par dérision, par bravade, pour ne pas chialer.

Et ces mots que nous échangeâmes alors, crépusculaires et forts.

Pudiques.

Nous avions bien sûr dépassé cinquante ans.

Pierre, je me suis embarqué par ta faute dans un long, si long monologue alors que ma voix qui résonne ne peut plus t'atteindre.

Et je regrette, oui je regrette qu'il soit si tard.

Parce qu'il est trop tard n'est-ce pas pour que tu m'entendes te dire que je t'ai aimé ?

Et la vie vois-tu, nous affuble, nous les hommes, d'une armure dérisoire qui empêche les mots essentiels de franchir nos lèvres serrées et tremblantes.

Encore une chose mon vieil ami, mon pote, toi qui aimais tant caresser le satin des femmes.

Prends garde à la douceur de l'infini.

Et attends-moi, surtout attends-moi.

Ne serait-ce que pour ce putain "acquit de conscience" qui me manque tant maintenant.

 

 



15/07/2015
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