BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

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62 - ELLE M'A PARLE D'AMOUR.

Ils étaient là, tous les deux, assis à cette table recouverte d'une nappe en dentelle un peu vieillie, un peu jaunie, dans un intérieur simple bourré de souvenirs.

Ils étaient là dans leur petit pavillon encerclé par l'hiver, le froid et le gris qui ne connaît que la couleur du plomb.

Les hortensias n'avaient plus que leurs tiges et des plaques de neige recouvraient le potager où quelques choux émergeaient comme des îles dans cet univers glacé.

Sur les branches gelées d'un cerisier courageux deux pies jacassaient dans le silence triste de la petite rue étroite.

 

Eux souriaient.

 

Enfin, ils avaient cette expression qu'ont tous les vieux quand ils écoutent en tendant l'oreille et hochant la tête pour bien marquer qu'ils ont entendu sans vraiment tout bien comprendre.

Elle, c'est une jeunette de quatre-vingt-cinq ans et lui un gamin de deux ans son aîné.

Ils sont deux depuis des dizaines et des dizaines d'années.

Je dirais même un millier d'années.

A coups d'épaules, à coups de reins, ils ont fait leur vie qui se termine aujourd'hui sur les hauteurs de cette ancienne ville minière entourés des photos des enfants qui ne viennent pas souvent.

Ils ne viennent pas souvent, certes, mais eux en parlent tout le temps, elle surtout car lui a du diabète et s'isole dans la cuisine sous le regard attentif de sa femme pendant qu'elle fait défiler devant moi les soleils d'un autre temps. En réalité si elle me parle beaucoup, ils n'échangent entre eux que peu de mots, comme ces combattants qui, attendant l'assaut final, conservent leurs dernières forces pour faire face une dernière fois.

Mais ils se regardent.

Tout le temps.

Vraiment tout le temps.

Elle l'épie, le surveille, le protège.

Lui, la casquette rivée sur le crâne me raconte une blague d'arrière-garde. Oh ! Elle est bien gentille sa blague, gentillette même, mais qu'est-ce qu'elle rit à ce qu'elle a dû entendre des dizaines et des dizaines de fois, lui servant par moment de filet de secours quand la mémoire se prend des envies de  vacances.

Je vois leurs mains tâchées de marques ocres et leurs yeux qui se cherchent dans la faible clarté de ce salon surchauffé.

J'entends le carillon Westminster et je goûte les chocolats qu'ils m'offrent d'une main bien tremblante. Dehors, la sirène des pompiers nous fait comprendre que c'est midi.

Alors je me lève mais ils me retiennent et parlent, parlent encore. Je comprends que je suis la visite de la journée, peut-être même de la semaine si ce n'est la femme de ménage le mardi et le vendredi ou la boulangère tous les matins qui apporte le pain et le journal avec sa rubrique nécrologique.

Elle me dit leur chemin et puis, soudain, comme un cadeau, comme si elle avait décidé de m'initier aux grands secrets de l'affection et de la tendresse, elle me demande si je sais ce que c'est que l'amour dans une vie.

Pas l'amour n'est-ce pas, mais l'amour dans une vie ce qui n'est pas du tout la même chose.

Lui est à côté d'elle.

Ils ne se touchent pas.

Il la regarde.

Il sait.

Voyez-vous me dit-elle, au début ce qu'on appelle amour c'est du désir et c'est bien agréable, précise-t'elle en rougissant un peu.

Puis c'est tous les jours où l'on part à deux, tous les jours où l'on revient à deux. Tous les jours et les jours passent et tous les jours on oublie que l'on est deux car à force, que voulez-vous, on n'est plus qu'un. C'est tellement évident, tellement naturel. Alors on vieillit, les enfants partent et les amis meurent un à un comme l'arbre de notre vie qui perdrait ses feuilles sans que l'on puisse l'en empêcher. Et l'on croit que le gros amour du début, celui où tous les jours on se dit des mots d'amour est devenu une habitude.

Mais il n'en est rien.

L'amour, c'est comme le souffle de nos poumons, c'est le battement de notre cœur et même s'il s'amenuise, même s'il se referme un peu sur lui-même, il prend alors plus de place car il irradie, il nous fait encore respirer et nous fait tenir debout.

Pour l'autre, celui que l'on aime.

L'amour ? C'est à la fin qu'il est le plus fort.

Mais comprenez-moi bien, chuchote-t'elle,  les gens sont tellement, tellement impatients maintenant qu'ils ne savent plus ça, c'est à la fin que c'est tellement fort que l'on pourrait rêver d'en mourir.

 

Quand elle a refermé sa porte il avait posé sa main sur son épaule et remonté le col de sa petite veste noire car il faisait bien froid pour elle.

Elle, elle me souriait.

Et lui, que vous dire, je l'enviais presque...

Non, je l'enviais vraiment.



02/03/2016
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