BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

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80 - LA DECOUVERTE DES FEMMES

Le gamin qui regardait vivre les femmes, à l'abri des portants de la petite teinturerie de sa rue du centre d'Avignon, garde plus de soixante ans après un souvenir ému de ses découvertes.

C'était dans les années cinquante et la furie du monde qui interviendra bien plus tard, furie qui allait ravager les mœurs et les habitudes, semblait impossible à imaginer tant la douceur de vivre mais aussi les rapports entre les gens étaient empreints d'empathie et de sollicitude.

Cette " Teinturerie, stoppage et repassage " était au bas de mon vieil immeuble et celle qui la tenait était l'amie de ma mère. Pas une amie, son amie c'est dire qu'elle était pour moi une confidente, me servant régulièrement d'avant-garde pour annoncer à mes parents les zéros pointés qui fleurissaient sur mes cahiers raturés. Il m'arrivait bien souvent en rentrant du petit lycée Mistral de venir me planquer là, sous les manteaux, les robes et les costumes qui sentaient le propre mais aussi la naphtaline et, un illustré des Pieds Nickelés sur les genoux, ou un Pif le chien, un Mickey, voire même un vieux Roudoudou, enfin quoi de la vraie et bonne littérature pour enfant de huit ou neuf ans, j'attendais ma mère qui rentrait de ses escapades. Que voulez-vous, ma mère était belle, jeune, vivante et toujours en retard avec ce sourire désarmant qui faisait qu'on l'aimait dès qu'elle posait son regard bleu sur vous.

J'avais, assis en tailleur derrière cette muraille de vêtements, l'air innocent mais les yeux et les oreilles grandes ouvertes sur le spectacle de la vie. C'est à dire qu'à l'âge où la plupart de mes amis jouaient aux cowboys et aux indiens sans voir plus loin que le bout de leur nez, je découvrais la femme. Mais surtout, à travers elles, je comprenais l'engrenage des couples et l'importance cardinale non seulement du sentiment amoureux mais aussi de sa perpétuelle recherche.

Tout cela je l'ai plus ou moins raconté dans un de mes livres "les pantalons courts" en omettant volontairement quelques détails un peu trop intimes.

Là j'ai vu des femmes s'effeuiller pour le plaisir d'essayer en douce des tenues de riche déposées en gardiennage  et c'était un ravissement pour moi de coincer dans l'angle de mon regard torve, un bout de sein, une hanche bien blanche ou, plaisir suprême, quelques poils frisottants s'échappant pour mon bonheur de culottes bien larges. Ah ces sous-vêtements de femme, ces clignotants de mes alertes de petit mâle en devenir, généralement noirs ou blancs et fortement gainés, ces bas soyeux qui n'en finissaient pas de monter retenus par des attaches fragiles, ces combinaisons transparentes et délicates qui, le soir venu, tomberaient pour que vive le destin de l'amour !

Car c'est l'amour qui était le centre de tout quand elles discutaient entre elles, c'était l'homme la préoccupation autour d'un café réchauffé et de langues de chat un poil vieillottes et cassantes.

J'adorais écouter, surprendre, imaginer mais surtout comprendre et combien de fois, croisant dans ma rue une cliente du magasin, me revenaient en mémoire des détails racontés aux amies et volés par le gamin que j'étais et dont on ne se méfiait point. J'entrais de plein pied grâce aux femmes dans la vie secrète, je vieillissais comme un éphémère, j'emmagasinais des mots que je ne comprenais pas mais qui éclateraient dans ma tête le moment venu.

Mais surtout, surtout, je fus très vite persuadé d'une chose c'est que j'étais bien petit devant tant de volume de vie et de sensibilités, tant de courage aussi. C'est de cette période là que s'est forgée en moi la certitude que si j'avais eu la chance de naitre garçon pour pouvoir faire pipi debout, j'avais à l'inverse cette incroyable malchance de ne pas être né fille et donc de tâtonner ma vie entière pour suivre, juste suivre, le cheminement de leurs pensées et de leurs désirs.

Je suis repassé bien souvent devant ce magasin, devant mon immeuble aussi où, du haut de mon troisième étage, je regardais les oiseaux s'aimer.

Depuis, la teinturerie est devenue un garage privé et ma rue s'est  particulièrement embourgeoisée.

Que voulez-vous, on est à deux pas de la place de l'Horloge, vous savez là où le nouveau monde est devenu ce qu'il est.

Alors quand il m'arrive encore de revenir dans ces lieux j'entends toujours les rires de ces femmes au milieu des femmes, des rires  mais aussi de quelques larmes et je ne cesse de penser à celles qui, par leurs mots, par leurs gestes, par leurs attitudes aussi m'ont fait grandir puis vieillir ainsi, dans le culte véritable de notre seule espérance.

La femme, évidemment, la femme...



22/06/2016
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