BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

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9 - L'ANNEE CHARNIERE

Un train de nuit quelque part en Espagne en 1966.

Et parce que nous sommes dans ces années là, la fumée de la locomotive envahit les wagons surchauffés alors que  des escarbilles se prennent dans les cheveux des voyageurs qui somnolent. Je suis parti seul en fin d'après midi et j'ai changé de train à Hendaye, troquant une SNCF dominatrice contre une RENFE dépassée et brinquebalante sur des voies uniques et dangereuses. Je rejoins un groupe de Lycéens qui vont se perfectionner dans la langue de Cervantès et, pour certains comme moi, tenter de passer un diplôme. Je ne sais pas encore qu'outre le diplôme obtenu à la fin de la deuxième année je reviendrai de ce pays transformé, changé, grandi, différent. Le poil au menton pousse depuis déjà quelques temps et les hormones qui ne m'ont jamais foutu la paix explosent comme des bulles de champagne dans ma tête d'adolescent.

Mais l'essentiel n'est pas là, pas encore.

Il est dans ce pays que je découvre et ces villes que je traverse dans la nuit et que je reverrai un jour, comme un pèlerinage.

Burgos, Valladolid, Ségovie et enfin Madrid au petit matin, Madrid et cette immense gare d'Atocha dans laquelle je débarque, paumé avec mes dix-sept ans en bandoulière, bousculé, ahuri, tous les sens en alerte avec une fringale d'anthropophage. Je découvre le petit déjeuner, le fameux desayuno espagnol , et surtout ces jugos de naranjas qui me suivront toute ma vie. Les gens sont tristes, affairés et dans ce début d'un jour de juillet orageux je sens comme une chape de plomb sur la ville.

J'ai rendez-vous au colegio José Antonio sur ce qui deviendra plus tard le campus universitaire au nord de la capitale.

Mon taxi est noir et jaune comme tous les taxis madrilènes et le chauffeur est peu causant et râblé. Nous filons dans un concert de klaxons et de gens qui traversent à l'emporte pièce. Les vitres sont ouvertes et la chaleur est intense. Je sens l'air s'engouffrer sous ma chemise échancrée et, le bras à la portière, je suis le roi du monde. Nous passons devant la résidence de Franco qui est présent dans le palais car le drapeau espagnol flotte au sommet de la façade. J'entends le chauffeur jurer sourdement un hijo de puta en crachant un jet de chique marron et épais. Je découvrirai l'année suivante à Cuenca une petite ville de la Mancha entourée des moulins de Don Quichotte toute l'imbécillité de sa guardia civile aux ordres de ce petit homme. L'Espagne de cette époque là vit mille ans en arrière et sur la Puerta del sol les cafés ressemblent à ceux du début du siècle avec leurs serveurs en grand tabliers blancs. Tout est décalé, tout est au ralenti et dans ma vie qui bouillonne je devine comme une fin de règne.

Au moment où j'écris ces lignes je ressens tout, je revois tout mais surtout, ce qui me reste, ce qui est irrémédiablement présent dans ma mémoire ce sont ces femmes du peuple en noir, toujours en noir comme un linceul recouvrant leurs espérances, car c'est bien connu n'est-ce pas, seules les femmes ont la tragédie majestueuse.

Alors je pense à Lorca et plus loin à ces ibères qui ont écrit l'Espagne, Cervantès, Gomez de la Serna, Machado, Unamuno, Caldéron, Lope de Vega et tant et tant d'autres qui en ont fait sa grandeur et je comprends à ce moment là, dans ce mauvais taxi qui sent le chien mouillé et la cigarette froide que si les hommes passent, dérisoires, les idées restent et se transmettent inéluctablement.

Le colegio est un grand bâtiment de pierres rouges surmontant des arcades sombres.

La chaleur est totale.

Assise sur une marche tu es là dans ta rousseur qui se rit du soleil absent, planqué dans les nuages. Je ne le sais pas encore mais tu me suivras, ou je te suivrai peu importe, pendant quelques temps. Je ne me souviens pas vraiment de ton nom, juste des gestes, des mots, une ambiance et un amour des Beatles mais je sais qu'au matin nous partagerons en riant nos jus d'orange pour économiser notre argent de poche.

Je sais aussi, dans ces piaffements de notre jeunesse, dans ces grondements sourds qui résonnent tout autour de la  terre que  plus rien bientôt ne sera comme avant.

 

 

 

 



03/08/2014
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