BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

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92 - LILI

Elle a écrit une lettre un soir, le dernier soir.

C'était sa dernière lettre d'amour, son dernier cri, l'ultime appel pour celui qui ne l'entendait plus, traqué par cette saloperie d'Alzheimer.

A près de quatre-vingt-cinq ans elle n'en pouvait plus.

Puis elle a avalé des boites de médicaments, oui, des boites, des somnifères notamment mais aussi des trucs pour le cœur.

Elle s'est couchée, a sûrement regardé une dernière fois la photo de son "grand" qui était sur la table de nuit, une photo d'avant, une image des temps heureux, puis elle a ramené la couverture sur elle et éteint la lumière.

Elle a dû attendre, oui, elle a dû attendre que la mort arrive.

Et elle s'est pointée la garce et l'a libérée.

 

Elle était caldoche, de parents caldoches, de grands-parents caldoches et cette Nouvelle-Calédonie qu'elle quitta à 18 ans pour débarquer à Toulouse ne la revit jamais. Elle en parlait toujours, en rêvait toujours mais que voulez-vous quand on est percuté par l'amour, quand un type aux yeux bleus qui fait 10 mètres de haut alors que vous êtes bien petite vous prend dans ses bras vous n'avez qu'une envie, celle de ne jamais retomber.

Et elle n'est jamais retombée.

Oh ! N'imaginez pas un couple qui roucoule durant des décennies communes, c'était une guerrière qui avait cet homme dans le ventre bien sûr, mais d'abord et surtout dans la tête.

J'ai des photos d'eux, jeunes, sur le boulevard de Strasbourg à Toulouse, ou à Perpignan près de la citadelle, lui jouant du banjo, dansant la Sardane ou bouffant - oui il "bouffait" - des tonnes de nourritures, lui bougeant, vivant, fort, brillant, résistant de la première heure, combattant de l'ombre mais aussi et d'abord séducteur.

Séducteur, charmeur et fragile devant les femmes dont certaines se retenaient de ne pas succomber. Certaines...

Mais elle c'était son port, son havre, sa tête, sa bénédiction, c'était Lili, femme, mère, amante, généreuse et fine, intelligente et amoureuse des roses et des oiseaux libres. C'était son rocher car sans elle ce colosse ne valait plus rien.

Elle fermait les yeux pour ne pas voir, connaissant ses appétits d'ogre et elle l'admirait malgré tout car il était au-dessus des autres et qu'elle le maintenait ainsi par son adoration lucide.

Je sais que l'on peut ne pas comprendre.

Je sais que d'autres seraient parties.

Pas Lili.

Elle s'était donnée et, d'une certaine manière, lui aussi s'était donné car il l'aimait au-dessus de tout même si, dans la cuisine de l'amour, il avait des goûts d'arrière-salle.

Ils n'eurent jamais d'enfants, elle étant bréhaigne mais il l'admirait tant qu'il assuma cet impasse de la vie  malgré son désir de gosses, cherchant avec elle dans ceux de leurs amis des joies qui les comblaient.

Je fus avec mon frangin un de ceux-là.

Ils ont toujours vagabondé l'un sous le regard de l'autre et quand les premiers symptômes de la maladie sont apparus elle ne le quitta plus des yeux le voyant s'enfoncer seul dans des régions crépusculaires où elle ne pouvait plus le suivre. Alors elle passait ses journées à lui parler, à l'accrocher au présent, à lui caresser les mains et à faire semblant de rire quand, retrouvant un peu de lucidité, il lui disait qu'elle était belle. Puis elle fuyait dans sa chambre pour qu'il ne la voit pas pleurer tout en se disant qu'ils ne méritaient pas cette montée au tombeau si chaotique et si cruelle.

Ce qui l'acheva c'est que cette saloperie peut transformer l'agneau en loup et rendre violent le plus élégant des êtres. Il cassait tout, se meurtrissait parfois, criait par moment et elle refusait son enfermement s'accrochant à ses images de ce qu'il avait été pour ne pas voir ce qu'il était devenu.

Et puis un soir, ce dernier soir, elle décida de lâcher la rampe, épuisée mais aussi lucide.

Elle avait attendu qu'il dorme abruti par les cachets, laissant à côté de lui un numéro de téléphone qu'il connaissait par cœur et qu'il oubliait tout le temps, celui de mes parents, du dernier carré.

Elle prit du papier à lettre et écrivit : "je t'ai tellement aimé mon Grand, mon ange..." le reste bien sûr leur appartient.

 

Ce matin là quand le téléphone sonna, il n'eut que ces mots "Lili est morte" puis sans le vouloir coupa la ligne.

 

Je pense souvent, très souvent à Lili.

Non en fait j'y pense tout le temps.

J'ai approché cette histoire dans un de mes livres " les pantalons courts" et si aujourd'hui j'ai voulu en dire un peu plus c'est parce que, comme tous, j'avance sur ma route et que celle-ci butera un jour sur cette frontière que nous connaissons. C'est une forme de résistance devant cette absurdité me confortant, s'il était nécessaire, qu'il faut vivre chaque instant, vivre, vivre, vivre et aimer.

Seul l'amour, tous les amours, méritent que l'on vive.

Le reste n'est même pas poussière, juste du vent peut-être, un souffle d'air qui ne retient rien.



24/10/2016
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