BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

94 - LE CORTEGE DES OMBRES

Dans une vie, le plus dur, le plus incompréhensible c'est, regardant une vieille photo, puis une autre, puis une autre encore, de se dire "morts", ils sont tous morts, partis, disparus, évanouis à jamais.

Et là, vous posez tout à côté de vous, vous vous abimez dans le souvenir, vous revivez des instants perdus et vous comprenez que vous faites partie de la dernière charrette puisque vous seul, enfin seul avec quelques autres solitaires, vous en venez à faire le dernier carré.

Vous vous croyiez Austerlitz et vous avez Waterloo.

 

Quand j'étais gosse, pour la Toussaint on faisait la tournée des grands-ducs.

Je veux dire que j'accompagnais mes parents sur la tombe de leurs parents, de leurs oncles, de leurs tantes, enfin quoi de notre histoire et, sagement moi qui étais toujours dans les étoiles et la révolte, j'attendais que le temps passe, lisant sur les différentes pierres l'âge des occupants des lieux et cherchant des records sur la longévité humaine à l'échelle du ver de terre. J'écoutais le vent dans les pins parasols du cimetière Saint-Véran d'Avignon, je regardais les poubelles se remplir des fleurs passées, décolorée et tristes tout en respirant des odeurs lourdes, d'humus et de pluie.

Je ne savais pas, non, je n'imaginais pas qu'un jour viendrait mon tour, Bibi Fricotin en pantalons courts qui allait mettre ses pas dans des pas plus anciens, un peu comme si une force insoupçonnée me poussait à m'inscrire dans cette tradition alors que je ne l'ai jamais imposée à ceux qui me sont proches.

D'ailleurs je ne vais pas dans ces lieux aux moments des grands  rassemblements.

C'est solitaire que je m'y rends, presque en secret et jamais je ne préviens.

C'est un besoin que j'ai à certains moments de ma vie et là, sous un soleil brûlant ou un temps de gueux, je suis planté debout devant des noms qui me parlent des instants partagés et abandonnés dans les méandres obscurs. Je sens des mains d'avant, des sourires d'avant, des remarques d'avant, avant que tout foute le camp. Je suis immobile, ne touche à rien, n'apporte rien, anonyme mais présent pour m'assurer, juste m'assurer que l'on n'a pas bousillé ma mémoire. Alors je revois des balades, des repas, des rires, des petits riens qui m'ont construit. Je sens les odeurs anciennes des vêtements anciens, les gestes immobiles arrêtés par la mort et j'entends tout ce que je n'ai pas dit, tous ces mots interdits que je n'ai pas prononcés parce que j'étais con.

Quand je repars je suis comme un boxeur qui a pris des coups dans la gueule, je suis groggy, sonné car je sais que derrière moi je traîne mon cortège d'ombres et que cette suite ne fera que s'agrandir avant que je ne la rejoigne.

Et c'est déconcertant comme avec l'âge cela fait comme une couverture d'étoiles pâles et lointaines, si lointaines que certaines avec la distance scintillent à peine, usées par le rabot de la vie.

 

Alors, comme toujours dans ces cas-là je lève les yeux et croise les vivants dans les rues, dans les bars, les jardins. Je suis toujours surpris de renaître avec eux. Et c'est fou car je me dis qu'il me reste tant et tant de choses à vivre qu'il m'arrive d'éclater de rire, oui de rire ou de pleurer, je ne sais plus.  Je me retrouve comme à dix ans quand, voulant tout enserrer dans mes bras de gosse, je voyais s'échapper des rêves improbables. Que voulez-vous, si la mort est mon destin, la vie est ma maîtresse et le cancre que j'ai toujours été a besoin de réviser.

 

Plus tard, bien plus tard dans le silence de mon bureau dans lequel j'ai disposé mes signes indiens, mes ruses de gamin vieillissant, mes cachettes intimes en somme, je prendrai ici une feuille dans son cadre d'or, là une pierre du Rhône un peu trop polie pour être honnête ou encore la photo d'un homme souriant avec mes mains posées sur ses épaules et je me mettrai à écrire, évacuant le brouillard qui tentait de refroidir ma tête.

Et enfin, sous la lumière douce d'une lampe bien vieille, j'alignerai des mots qui panseront mes plaies.



06/11/2016
12 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au site

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 48 autres membres