BLOG D'ANAÏS par Gérard CABANE

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96 - BLANCHE

Elle est née du temps de Zola, de Cézanne, de Rodin et de quelques autres encore mais ce n'était pas son monde.

Elle aurait pu connaître Paris et sa grande exposition ou bien la crue de 1910 qui empesait les jupes des femmes perchées sur des planches étroites, elle aurait pu aimer le cinéma au bastringue désaccordé, le Bon Marché et ses avalanches de tissus pour midinettes fardées, les fontaines Wallace aussi aux colonnettes gracieuses plantées au milieu des enfants aux cerceaux joueurs mais ce n'était pas son monde.

 

C'était une fille du sud, une fille de Provence, une fille du Ventoux, une fille de la lavande, des champs odorants, des étés cuisants et des hivers crevants.

 

Elle était de Montbrun, Montbrun-les-Bains maintenant pour faire plus riche, village coincé dans les replis d'une pente qui conduit à la caillasse du sommet pelé et qui fait le fier tout là-haut en montant vers les étoiles.

Dans la plaine, bien plus  bas, un peu plus loin que le croisement de la route qui monte à Sault et ses maisons bourgeoises, sur la route qui mène à Brantes et, plus loin encore, bien plus loin, débouchant sur la voluptueuse vallée du Rhône  se trouvait sa ferme, du moins celle de ses parents qui se crevaient avec le lavandin fragile  dont l'alambic rouillait tout doucement au bord du Toulourenc.

Elle est née là entre deux casse-croûte encore sur la table, trois marmites brûlantes et des draps durs à la blancheur immaculée mais qui devenaient rouge du sang de sa mère parce que le travail durait.

 

On l'appela Blanche et c'était ma grand-mère.

 

Blanche avait les yeux bleus, si bleus que le ciel d'ici se prenait de jalousie au point de rougir le soir dans des embrasements de fin du monde. Elle avait le regard doux, la peau fine et les cheveux si longs que le Mistral en faisait un étendard  quand elle courait entre les raies violettes dans des bourdonnements d'abeilles.

Elle rêvait sur les bancs de l'école ou dans les champs quand c'était le moment où l'on avait besoin de tous les bras pour ramasser les gerbes, elle rêvait, rêvait dans un siècle qui commençait à peine et qui allait très vite exploser dans la fureur des hommes.

Elle eut dix ans, quinze ans, dix huit ans et tomba follement amoureuse d'un gamin que l'ogresse mangea comme beaucoup d'autres, guerre de merde comme toutes les saloperies qu'inventent les hommes quand ils se prennent pour les dieux de l'Olympe.

Sauf que lui ce fut en 18 qu'il servit de repas, comme un goût de revenez-y avant de plier la table, une sorte de dessert morbide. Il avait juste eut le temps de lui faire un gosse pendant sa dernière permission, leurs dernières étreintes, leurs derniers baisers.

C'est con la vie n'est-ce pas quand elle décide de se gaver de chair fraîche.

Blanche devint veuve et s'habilla de longs voiles noirs.

Les jours, les mois, les années qui suivirent furent difficiles, que voulez-vous au début des années 20 il n'y avait plus d'hommes pour remplacer les hommes.

Alors on trouva le dernier de dix enfants, un jeune solitaire qui venait du nord, enfin  là où le Rhône reçoit la Saône en dot ce qui pour nous se situe dans les pays extrêmes. Blanche, sa dot c'était son gosse, sa beauté, sa délicatesse et sa finesse. Et lui il amenait sa dévotion, étonné de recevoir une telle princesse.

C'était mon grand-père.

C'était un type simple.

C'était un type bien.

Ils firent un enfant tous les deux, parce que n'est-ce pas, c'est ainsi que l'on procède quand on est marié, puis il l'embarqua à la ville, celle d'Avignon, où un boulot l'attendait pendant que naissait mon père.

Je revois Blanche à la fin de sa vie, Blanche morte relativement jeune terrassée par un truc dégueulasse, je revois Blanche et ses yeux bleus, cet amour qu'elle me portait, elle, immobile sur un fauteuil de torture et moi, gamin qui jouait en silence quand  le jeudi ma mère me déposait pour que je les vois "un peu".

Tout cela je l'ai approché dans un de mes livres "les pantalons courts".

Oui je revois Blanche et j'ai toujours son regard devant moi, ce regard si prenant, si entêtant, et surtout si intelligent.

 

Alors, si je vous ai raconté toute cette histoire ce n'est pas pour faire joli, ce n'est pas seulement pour vous parler d'une femme d'un autre temps.

Blanche avait des rêves.

Je le sais, j'avais sept ou huit ans elle m'en parlait encore.

Blanche avait eu une vie qu'elle aurait voulu merveilleuse, Blanche avait aimé et la vie l'avait cassée. Il ne lui restait que l'élégance de ses silences quand, souffrant, elles se souvenait des jours d'avant.

J'ai compris très vite, grâce à elle notamment, qu'il ne fallait jamais attendre pour attraper le bonheur, qu'il fallait toujours foncer, oser, s'embarquer et, pour tout dire décider avant qu'il ne soit trop tard. J'ai compris aussi qu'il ne fallait jamais accepter le cheminement du temps comme une évidence.

C'est en avançant que la vie vous aime, pas en attendant.

Voyez-vous cette joueuse, à rester immobile elle vous fusille alors que vous auriez pu rêver encore.

Et vous avec vos certitudes vous n'avez rien venu venir.

 

 

 



17/11/2016
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